PÉRIGNAC : LES JUMEAUX IDENTIQUES

Dame Aurore de Vicoque était fort belle et paraissait avoir dans la trentaine malgré qu’elle en avait presque le double. Paichel l’aperçut au bout d’un corridor lorsqu’elle salua poliment les derniers visiteurs de la journée. Notre homme ne pouvait compter sur Fernand pour lui présenter cette dame qui ne pouvait le voir à ses côtés. Mêléüs se fit ouvrir la porte comme les autres, mais s’arrêta pour dire à cette charmante guide au sourire complaisant :

- Madame, j’ose espérer que vous daignerez m’aider si je vous dis être ici à la demande de Fernand Picard.

- Mon bon monsieur, Fernand est décédé déjà depuis six ans, lui répondit-elle en baissant tristement les yeux.

- Oh, mais je le sais madame, mais quitte à passer pour un cinglé, je vous affirme que son esprit m’a non seulement conduit jusqu’à vous, mais se trouve en ce moment à mes côtés. Il vous sourit en se frottant le front de son index gauche.

- C’était notre signe de reconnaissance entre membres du réseau. Vous me troublez énormément monsieur...

- Paichel.

- Paichel? Ce nom me dit quelque chose.

- Est-ce que celui de Fontaimé Denlar Paichel vous en dit davantage?

- Oui, je m’en souviens à présent. Mon époux m’a déjà mentionné être le descendant d’un riche seigneur qui aurait hérité des titres d’un certain châtelain de ce nom. Il s’agissait d’un ancien clochard de Paris qui aurait obtenu son titre de noblesse en épousant la fille du seigneur de Beau-Brave.

- Elle portait le joli nom de Baichamelle de Beau-Brave, lui dit Paichel.

- Vous avez raison et je crois que c’était bien le nom de l’épouse du vieux fou.

- Du vieux FOU? Est-ce là tout le respect qu’avait votre époux et ses ancêtres envers le mari de Baichamelle?

- Ce n’est pas lui et les siens qui désignèrent ainsi l’étrange châtelain qui descendit une nuit dans les vastes souterrains de Beau-Brave pour ne jamais en remonter. Les ragots de l’époque racontaient que ce seigneur était devenu fou à cause de l’or qu’il cachait dans son château. On prétendit même qu’il se suicida plutôt que d’affronter les Inquisiteurs qui voulaient sa peau.

- Ils voulaient son or, quitte à l’accuser d’avoir fait des pactes avec le diable pour en posséder autant, ma chère madame. Ils tentèrent sans succès de le mêler à des histoires de sorcellerie, mais les villageois qui l’estimaient beaucoup à cause de sa générosité et justice, refusèrent de faire des faux témoignages pour donner raison aux Inquisiteurs malhonnêtes. À cette époque, bon nombre de seigneurs puissants et fortunés se firent saisir leurs biens après avoir été accusé de sorcellerie. Toutes les ruses inimaginables étaient employées par les Inquisiteurs pour ruiner quelqu’un qui osait contredire ou contester les autorités religieuses. Vous savez madame, ce n’est pas un vieux fou qui vivait seul dans ce château pour cajoler son or, mais un pauvre amoureux éprouvé par la mort de sa douce épouse. Il l’aimait tant qu’il se crut devenir fou lorsqu’elle mourut dans ses bras après une forte fièvre. Elle lui disait en délirant qu’il devait descendre aux souterrains pour y poursuivre son long destin et sa mission. Mais lui, comment aurait-il pu la croire puisqu’il voulait mourir avec elle? Après sa mort, ce pauvre homme erra pendant des années dans son domaine jusqu’au jour où sa défunte vint lui rappeler dans ses rêves qu’il devait descendre dans les souterrains, autrefois habités par des survivants de l’Atlantide. Vers l’âge de cinquante ans, il se résigna à descendre dans ceux-ci en empruntant un long escalier en spirale qui était dissimulé derrière un mur de la sacristie de Ste-Marie-des-Puys. Il s’est promené un long moment dans les galeries vides et sans se soucier d’une étrange nuée verdâtre qui flottait au-dessus de sa tête. Elle se dissipa lorsqu’il remonta l’escalier. C’est vraiment fantastique ce qui lui arriva ensuite puisqu’il cessa de vieillir physiquement. À l’âge de quatre-vingt-quatre ans, il conservait toujours l’aspect qu’il avait à cinquante ans. Cet homme, chère madame se trouve devant vous.

- Vous seriez vraiment ce châtelain du moyen âge?

- Je n’oserais pas vous mentir, vous madame que Fernand Picard compare à la plus noble des vraies héroïnes. N’avez-vous pas soutenue et protégés plusieurs maquisards traqués par la Gestapo?

La charmante dame lui répondit :

- Fernand vous a raconté beaucoup de choses sur moi mais très peu à son sujet, n’est-ce pas? Il vous a parlé de moi et des autres collaborateurs du réseau, mais vous a-t-il dit qu’il a sauvé quarante enfants juifs qu’un certain colonel SS voulait faire déporter dans un camp de concentration? Je me souviendrai toute ma vie du superbe Fernand lorsqu’il parut devant ce VON REICH, en se faisant passer pour un messager du célèbre et dangereux Himmler. Il avait falsifié des papiers qui trompèrent si bien Von Reich que celui-ci retira son ordre de déportation et fit envoyer les jeunes orphelins dans un Libensborn comme l’exigeait la requête d’Himmler.

- Fernand m’a parlé de jeunes orphelins qui furent sauvés par des maquisards mais sans m’en dire plus, madame.

- Je respecte son mutisme concernant cet acte de bravoure.

- Madame, il vous sourit en opinant de la tête. Il vous demande de taire son nom parce que l’histoire est remplie de héros oubliés. Il aimerait cependant vous demander de ne plus pleurer sa mort et celle des dix autres compagnons qui furent fusillés avec lui. Il me dit tristement qu’il fut dénoncé par celle qui portait un béret jaune.

- Mon Dieu, elle les a trahit, gémit aussitôt la pauvre femme avant de s’évanouir dans les bras du visiteur étonné.

Paichel vit le fantôme lui faire signe de le suivre au salon de Vieille-Terre. Notre homme déposa la dame sur un canapé pour la voir aussitôt reprendre connaissance.

- Comment vous sentez-vous madame?, demanda le clochard en lui épongeant le front avec sa main moite.

- Vous devez sûrement me trouver ridicule monsieur Paichel de m’être ainsi évanouie dans vos bras?

- Bien au contraire, c’est moi qui me sent responsable de votre évanouissement, même si je n’ai fais que vous répéter les paroles de Fernand.

- Je sais que vous ne me mentez pas en prétendant être accompagner par son esprit. Fernand était le seul à savoir que j’avais acheté un béret jaune à ma fille, Annette, peu de temps avant qu’il se fasse arrêter par les nazis.

- Je ne sais vraiment pas comment vous répondre pour apaiser votre coeur de mère.

- Ma fille est décédée dans un accident de voiture, lui dit-elle en se levant lentement pour marcher ensuite vers la fenêtre. J’ignore pourquoi elle a trahi des compatriotes, mais aucune explication ne saurait justifier son acte.

- Voyons madame, votre fille était encore une adolescente à cette époque. La peur de mourir et de souffrir la torture des monstres de la Gestapo suffit sans doute à justifier sa trahison. Ce n’est pas elle qu’il faudrait accuser, mais cette maudite guerre qui permit à des fous dangereux de faire la loi en Europe. Fernand acquiesce d’un large signe de tête car je pense qu’il ne juge pas votre fille puisqu’elle fut comme tant d’autres, victime de ce climat de peur qui régnait partout.

- Monsieur Paichel, je ne saurai sans doute jamais si ces paroles sont de vous ou de Fernand. Mais je vous remercie de soulager mon coeur de mère. J’aimerais tout de même connaître les raisons exactes de votre présence ici.

- Madame de Vicoque, si vous me croyez lorsque je vous dis être ce châtelain du moyen âge, je dois vous révéler un grand mystère concernant ce souterrain situé quelque part sous la ville de Flers. Je vous ai mentionné avoir visité ce lieu étrange vers l’âge de cinquante ans, mais j`y suis retourné plus tard pour y découvrir une faille lumineuse qui m’attira, tel un aimant, dans une spirale intemporelle. Je me suis ensuite retrouvé dans une autre époque comme par enchantement.

- Le couloir de l’Intemporel existerait vraiment? Mon époux y croyait fermement et passa même plusieurs années à rechercher ces souterrains de Beau-Brave.

- Si je comprends bien, madame de Vicoque, il n’aurait jamais découvert ces souterrains?

- Je ne sais vraiment pas, lui répondit-elle. Il sortit un matin pour revenir quelques heures plus tard en compagnie d’un artiste peintre qui se disait fort intéressé par le foyer du salon. Oui, c’est celui qui se trouve devant vous, monsieur Paichel. Il fit plusieurs croquis des symboles qui l’ornaient, exactement comme si ces signes étranges pouvaient lui indiquer l’entrée secrète des souterrains. Le soir-même, mon époux quitta le château après m’avoir laissé un simple mot sur ma table de chevet pour me demander de ne pas m’inquiéter.

- La manière dont vous me présentez les faits m’indique qu’il n’est jamais revenu après ce soir-là, n’est-ce pas?

- J’aurais envie de vous dire qu’il m’a abandonné avec ma fille qui n’avait que quatre ans à l’époque. Pourtant, quelque chose me dit qu’il est mort dans ces souterrains. J’ai fais faire des recherches pendant des jours dans les moindres coins de Flers mais sans succès.

- S’il a théoriquement découvert les souterrains, madame, je crois fermement qu’il n’est pas mort. Il se trouve quelque part dans l’histoire du monde s’il s’est approché du couloir lumineux.

- Il aurait emprunté le couloir Intemporel?

- Je dirais plutôt qu’il y fut attiré comme moi par une énergie qui vous aimante vers le couloir malgré vous.

- Il pourrait revenir à notre époque?

- J’aimerais pouvoir vous dire que cela est possible, mais je me permets d’en douter. À moins d’être lui-même missionnaire, il ne pourrait trouver un autre couloir pour le ramener à notre époque. J’en suis également incapable puisque mes Maîtres de l’invisible choisissent pour moi les époques que je dois vivre. Personne ne sait où se trouve cette faille intemporelle que j’utilise pour traverser les siècles. Il en va peut-être autrement de celle qui se trouve dans les souterrains puisqu’elle serait permanente depuis le départ des Atlantes qui habitaient là au moyen âge. Il se peut fort bien qu’ils soient les créateurs de cette faille artificielle afin de retourner à l’époque où leur continent existait encore.

- Mon époux vivrait en Atlantide?

- Je l’ignore vraiment, madame. Lorsque j’ai moi-même utilisé ce couloir lumineux, il m’a conduit à l’époque de l’homme des cavernes, vous savez! C’est peut-être là que se trouve votre époux s’il a suivi le même itinéraire que moi. Il se peut également qu’il s’agisse d’un véritable corridor pouvant conduire dans toutes les époques du monde. Dans ce cas, les Atlantes et votre mari pourraient se trouver partout dans un passé ou un futur. Je souhaite avoir raison, sans quoi je ne pourrai jamais retourner à l’époque d’Alexandrie qui fut compromise par mon ami Bacchus.

Mêléüs lui fit le récit complet de son aventure.

- Ainsi, votre jumeau a été arrêté?, lui demanda la dame en caressant la tête du chien invisible. Il est vraiment invisible et je pense que vous avez raison de craindre le pire si l’armée s’en empare pour l’étudier. En ce qui concerne votre double, je pense pouvoir le faire libérer rapidement, grâce à des anciens compagnons du réseau de la Résistance qui occupent à présent des postes importants au ministère de la Justice.

- Je suis convaincu que vous agirez rapidement avant que l’armée s’intéresse à mon jumeau. Si le voisin nous a vu chez les Picard, il a sûrement fait une description des deux visiteurs et on ne tardera pas à nous questionner sur Bacchus.

- Monsieur Paichel, je vais faire tout ce que je peux pour que la police libère votre jumeau au plus vite. En attendant, je vous propose de m’attendre ici et de n’ouvrir surtout à personne. Vous n’avez rien à craindre, je ne suis pas le genre de personne qui profitera de mes relations pour vous soutirer le moindre sou. Au contraire, c’est moi qui vous remercie de me faire confiance dans cette délicate affaire.

Dame de Vicoque sortit et Paichel vit alors le fantôme gratter un coin du foyer en disant :

- Cette femme est vraiment charmante, tu ne trouves pas?

- Très belle et fort courageuse en plus. Elle me rappelle ma bien-aimée Baichamelle, si cela peut t’intéresser.

- Oh, je l’ai aimé à l’époque, tu sais, même si elle avait deux fois mon âge. Il ne faudrait surtout pas lui répéter cela de peur qu’elle en rougisse. Je pense que je n’aurais jamais eu ce courage de prendre autant de risques comme maquisard si Dame de Vicoque n’avait pas été là pour croire en mes dons de perception. Elle y croyait fermement et nous en discutions pendant des heures devant ce foyer.

- Je crois sincèrement que tu possédais ce pouvoir de voyager dans le monde des fées, lui dit le missionnaire.

- J’y suis allé plusieurs fois de mon vivant et j’y retournerai dès que mes parents cesseront de pleurer ma mort.

- Tu sais Fernand, tu pouvais t’y rendre en rêve et tu y vivras encore un certain temps pour apprendre à développer d’autres états de conscience sans plus. Tu devrais te fier à mon expérience en comprenant que le monde des rêves n’est pas celui de la paix éternelle. Tu ne trouveras celui-ci que dans la sphère de la contemplation où le silence et l’inaction te videront de toutes tes peurs, de toutes tes attentes et des nombreuses illusions que tu entretenais sur Terre. C’est bien de te promener un certain temps au pays des fées, mais c’est tout de même un monde qui risque de retarder ton évolution spirituelle si tu te laisse tromper par les rêves qu’il entretient comme sur Terre.

- Je sais ça, mais j’ai trop de passions terrestres à expérimenter pour m’élever au-delà du monde des esprits. J’éprouve beaucoup de difficultés à me débarrasser de mes souvenirs qui me retiennent encore à mon état physique.

- C’est un fait qu’on oublie difficilement nos joies et nos épreuves terrestres, lui répondit le missionnaire. C’est sans doute pour cette raison si les maîtres spirituels préfèrent ne rien aimer passionnément.

- Je n’ai pas choisi de vivre au monde des esprits dès les premières années de mon enfance, lui répondit Picard. Un instituteur m’avait même corrigé physiquement pour me ramener à la réalité, c’est-à-dire à la sienne et à celle de la plupart des hommes. Je ne me suis pas défendu contre ses nombreuses définitions du monde normal et sociable. J’étais selon lui, un être “anormalement retardataire” pour ne pas aimer me mêler aux jeux et discutions de mes camarades. Je fuyais ce monde, me disait-il d’une voix pleine de mots, semblables à ceux qu’utilisent les motivateurs pour ramener une brebis égarée dans un troupeau de semblables. Je n’étais pas égaré, mais effrayé par la montée du fanatisme qui entraînait des foules vers la justification d’une guerre mondiale. Je me suis réfugié dans la grange pour dessiner des êtres qu’on peut aimer ou détester, mais jamais détruire. C’est cela le monde des esprits. Il est beau et laid comme le nôtre, mais régenté par les forces d’attractions ou d’aimantation entre les différentes natures. Sur Terre, nous nous faisons un devoir de réussir notre vie, tandis que dans le monde des esprits, il faut vivre selon nos pensées. Je suis mort pour les hommes, mais j’existe toujours pour ceux qui songent encore à moi, en oubliant que je suis prisonnier de leur affection. Mes parents ne cessent d’entretenir ma tombe comme si je devais encore leur appartenir. C’est vraiment dur d’abandonner son enfant à sa destinée, surtout lorsqu’il meurt jeune. Ils ignorent que mon destin n’était pas de vivre trente ou quarante ans de plus. Cela n’aurait rien changer à ma nature. Je ne voulais pas mourir, car vois-tu, Paichel, on se croit toujours destiné à comprendre plus tard ce qui nous échappe dans notre jeune âge. En réalité, on vient au monde pour vivre et on passe son temps à se questionner sur la raison de celle-ci. Je pense que la Vie nous fait naître pour ensuite se nourrir de nos expériences qui iront dans sa grosse panse.

- J’aime bien cette expression de la grosse PANSE qui PENSE. C’est un fait que la Vie est un gros ventre qui pense à cause des pensées qui remplissent sa panse dans le monde visible et invisible, lui répondit le missionnaire. C’est étrange d’affirmer que c’est grâce à la terminalité de nos vies humaines si la souffrance a sa raison d’être. Mais je crois que l’esprit humain pond ses meilleures oeuvres après une souffrance. Puis, que dire du bonheur sans souffrance pour l’obtenir, sinon qu’on l’obtient après l’accouchement. C’est ainsi que cela se passe pour la femme et pourquoi pas pour tout ce qui vit dans la matière! Je veux dire par cela qu’il est illusoire de s’attendre à ne pas souffrir dans un monde où tout doit être enfanté. La Nature est cette Mère qui porte en son sein toutes les pensées humaines depuis son début. Elle souffre donc des douleurs de l’enfantement puisque son enfant n’a pas encore été libéré de son ventre. Il est vrai que l’humanité souffre de guerres, de famines et de toutes sortes de maux depuis son origine. Mais cela est dû à cette noirceur dans laquelle elle baigne encore, exactement comme un fœtus . C’est l’Homme nouveau qui n’est pas encore sorti dans le monde universel. C’est vrai que l’humanité plonge tête première dans une sorte de chaos universel. Mais je sais que l’enfant qui doit naître se retourne également dans le ventre maternel avant de sortir à l’extérieur. Je suis vraiment attristé par ces contractions que ressentent les hommes de notre époque. Ils sont effrayés à l’idée de perdre tout ce qu’ils étaient habitués d’avoir dans le ventre temporel et s’attardent inutilement à sauver leur monde de la catastrophe. Les guerres vont devenir plus dévastatrices encore que celle que nous venons de connaître, car l’accouchement approche.

- Oui, bientôt les peuples de la Terre en auront assez des guerres, mais ils sont tellement habitués à y avoir recours pour régler leurs différents, qu’ils chercheront des compromis pour empêcher les systèmes mondiaux de s’écrouler. C’est peut-être cela les dernières contractions dont tu parles, Paichel.

- Tu vois Fernand, la bêtise est sur le point de céder sa place à son frère pacifique. Le fruit de toutes les pensées qui a nourri les hommes à travers les âges est fatalement devenu un coeur de pomme. Bientôt, il ne restera que les pépins qu’il faudra semer dans le coeur et non plus seulement dans la raison. Il est vrai que l’évolution pousse constamment l’homme dans un mouvement toujours de plus en plus vite. On se souvient du temps où les gens se déplaçaient à cheval et on accuse l’automobile de nous forcer à le faire encore plus vite. On oublie toutefois que si nous devions encore voyager à cheval, on en verrait des millions sur nos routes : des purs-sang et des moins rapides comme les ânes. Il en coûterait très cher pour les nourrir et l’orge se vendrait au litre comme l’essence. Ceux qui s’imaginent que les automobiles sont trop dispendieuses et surtout trop nombreuses, devraient plutôt se demander si le problème vient du nombre de ces véhicules ou de ceux qui les conduisent? N’est-ce pas la surpopulation qui crée des problèmes et non le modernisme? Il est certain que cela est unique dans l’histoire de l’humanité. Les pouvoirs ne seront plus entre les mains de certains individus, quoi qu’on en pense, mais entre celles de systèmes informatisés. On universalise les biens et services, mais on perd en même temps le droit de décider à quel rythme cela devra se faire. C’est si vite que même le consommateur est dépassé par le bouleversement que cela provoque dans sa vie personnelle, familiale et sociale. La technologie est une bonne chose aussi longtemps que quelqu’un puisse en contrôler son implication dans nos vies. Malheureusement, la machine ne peut plus s’arrêter et chacun doit la suivre que cela lui plaise ou non. On confie de plus en plus son entreprise à des robots. Il n’y a rien d’humain dans une machine, sinon la perfection dans son travail. Les gens devront tenter de vivre avec un beau système qui ne tiendra plus compte du facteur humain. La fin du monde, c’est peut-être simplement la fin de l’humanisation.

- Oui, un monde peuplé de milliards d’humains ayant oubliés leurs sentiments.

- Disons que la nature de l’homme lui permet de s’adapter à toutes les situations, incluant celle qui l’obligera à fonctionner comme un automate, lui répondit le missionnaire. Au nom d’une meilleure économie, d’une paix universelle, les gens penseront comme des logiciels. J’ai vécu dans une époque futuriste où il est inutile d’analyser une situation sans se servir d’un logiciel. Tout est équilibré mondialement puisque personne ne doit naître avant qu’on ait besoin de lui dans la société, ni mourir avant la fin de son mandat social. J’ai vu des vieillards se donner la mort et se faire ensuite ramener à la vie parce qu’on les jugeait encore utile pour l’ordre mondial.

- C’est terrible!

- C’est surtout vide de sentiments.

Alors que son maître philosophait avec le fantôme, Bacchus chercha à se faire une niche dans le foyer. Il fit quelques tours sur lui-même pour laisser son odeur dans la cheminée aux murs noircis et déclencha sans le vouloir un mécanisme situé sous la dalle du plancher. Une trappe s’ouvrit et la bête chuta dans le vide en aboyant d’effroi. L’étrange hurlement étouffé mit un terme à la conversation, puisque Paichel s’empressa de venir s’agenouiller devant le trou avant de crier :

- Bacchus, réponds-moi mon pauvre ami.

- Je suis vivant, mais un fort courant m’entraîne malgré moi. Aide-moi, il fait noir et j’ai peur.

- Il faut chercher à résister quelques secondes de plus, gémit le pauvre homme désespéré.

- Je m’éloigne, viens à mon aide.

- Il faut que je saute au plus vite avant qu’il panique, cria Paichel en se relevant.

Il voulut sauter, mais la trappe se referma avant qu’il puisse le faire.

- Sacré-nom-d’un-chien, ragea-t-il, en se frappant lourdement la poitrine. Il est trop tard pour le secourir.

- Je ne suis pas en mesure de le sortir de l’eau, lui dit Fernand en s’évaporant peu à peu, mais je peux au moins le suivre pour savoir où ce courant le conduira. Je viendrai t’en informer dès que je le saurai.

Fernand se volatilisa comme par enchantement et au même instant arrivèrent, dame de Vicoque et Fontaimé.

- Me voici, mon jumeau! Je suis enfin libre et surtout, en compagnie de ma charmante protectrice. On dirait bien que ma destinée n’était pas de moisir dans une cellule du fait que l’inspecteur refusa de m’interroger dès qu’il vit entrer dans son bureau, dame de Vicoque. Elle me fit passer subtilement pour son jardinier quelque peu bizarre, mais sûrement pas le genre d’individu à s’introduire par infraction dans une église. Tu me regardes d’un air songeur, dois-je en conclure qu’il se passe quelque chose de grave?

- Bacchus est disparu et j’ignore comment le sauver, lui répondit son jumeau en lui racontant ensuite ce qui arriva exactement.

- Madame de Vicoque, demanda Fontaimé d’une voix pressante, existe-t-il une façon d’ouvrir cette trappe?

- Je l’ignore, mon pauvre monsieur, lui répondit-elle d’un air déçu. J’ignorais même qu’il existait une trappe dans ce foyer.

- Je vois, fit Fontaimé vraiment attristé.

- Madame, demanda à son tour, Mêléüs, mon ami Fernand m’a mentionné l’existence d’un livre qui aurait appartenu à votre mari et dans lequel il était question de ses ancêtres. Peut-être que l’un d’eux a déjà parlé de ce foyer et d’un passage secret?

- J’aimerais bien vous le confier, mais celui-ci disparut comme mon époux.

- Il l’aurait donc emporté avec lui? Mais pourquoi le fantôme m’aurait-il dit que vous étiez en mesure de m’apporter des précisions concernant le bourg de Beau-Brave? Il est vrai, n’est-ce pas que votre époux était l’un des descendants de mon ancienne seigneurie?

- Effectivement, mais je ne vois pas de lien entre les ancêtres de mon mari et ce courant d’eau dans lequel est tombé votre chien, lui répondit la femme d’un air étonné.

- Il existe un lien entre ce château de Vieille-Terre et les souterrains de Beau-Brave. Ce courant situé sous le foyer doit conduire à la même source, n’est-ce pas? Nous cherchons justement une nappe d’eau souterraine puisque les Atlantes qui vivaient sous l’ancien bourg devaient sûrement s’abreuver quelque part dans les souterrains.

- Très logique, s’exclama Fontaimé en acquiesçant d’un large signe de tête. Je parie que Bacchus va se rendre dans les souterrains avant nous. Mais cela nous avance guère puisque nous ignorons comment ouvrir la trappe du foyer.

- Mais, il faudra trouver une autre entrée, mon Fontaimé. De toute façon, je ne crois pas que monsieur Grosparmy se soit servi de cette trappe pour se rendre dans les souterrains. Il n’y a aucune échelle et si tu veux mon avis, un homme ne s’amuserait pas à sauter d’une telle hauteur dans un courant d’eau en tenant un livre qu’il tenait à emporter. Non, il s’est servi d’un autre passage secret et c’est celui-ci que nous devons découvrir.

- Madame, demanda Mêléüs d’une voix hésitante, pourriez-vous nous parler du manuscrit que possédait votre époux? Il devait être important pour qu’il l’emporte avec lui.

- Je sais qu’il contenait l’histoire du bourg de Beau-Brave et que c’est suite à cela que mon mari entreprit ses recherches sur les souterrains, lui répondit la femme. J’avoue n’avoir jamais vu personnellement ce livre. Mais il devait être très rare si mon mari y apprit l’existence du couloir Intemporel.

- Ainsi, vous savez uniquement ce que votre époux a bien voulu vous révéler sur ce bourg?

- Monsieur de Grosparmy était un homme vraiment mystérieux, lui dit dame de Vicoque en soupirant. Il me racontait toutes sortes d’histoires sur ce bourg et je faisais semblant de le croire, sans plus. J’étais convaincu qu’il me trompait et que ses pseudo-recherches n’étaient que des prétextes pour justifier ses nombreuses sorties. Ce n’est que lorsque vous avez vous-même mentionné la réalité de ce fabuleux couloir lumineux que j’ai réalisé que mon mari ne me mentait pas.

- Madame, vous nous seriez d’une aide précieuse si vous pouviez nous parler des ancêtres de votre mari.

- Bon, je vais tenter de vous décrire de mémoire ce que mon mari m’a raconté au sujet des occupants du petit château de Beau-Brave. Peut-être y trouverez-vous des indices susceptibles d’orienter vos recherches.

Dame de Vicoque s’installa confortablement sur le canapé et ferma les yeux pour mieux se concentrer. Les jumeaux se contentèrent de s’asseoir sur le plancher en se croisant les jambes.

- Si mes souvenirs sont exacts, dit la dame, le premier occupant du château après votre départ, fut Victor Granollin, petit-fils d’un seigneur de l’Ile-de-France. C’était un joueur invétéré et surtout, un homme extrêmement jaloux. Il prit possession de votre domaine après en avoir obtenu les titres de propriété des Inquisiteurs. En effet, ceux-ci se disaient en droit d’administrer les biens d’un homme qui demeurait toujours, selon eux, accusé de sorcellerie. Qu’il soit mort n’y changeait rien. Donc, on finit par vendre le château après s’être assuré qu’il ne contenait aucune pièce d’or ou objet de valeur. Victor Granollin savait toutefois s’armer de patience pour rechercher l’or du disparu. Il finit par le découvrir et cela fut le début de sa perte. Alors qu’il passait des nuits entières à dilapider sa fortune au jeu de dé, sa femme le trompait effrontément avec de nombreux amants. Lorsque son mari la surprit dans son propre lit en compagnie d’un riche seigneur des environs, il le provoqua en duel, mais c’est lui qui fut tué. Pour punir l’épouse du défunt, la famille de Victor Granollin obligea sa veuve à vivre cloîtrée dans une hutte arrondie, dressée au milieu du cimetière de Beau-Brave, là où y reposait évidemment son défunt mari. Comme cette pauvre femme craignait terriblement les morts, elle finit tristement ses jours dans sa prison improvisée.

Pendant des années, le château demeura inoccupé jusqu’au jour où des barbares s’en servirent comme forteresse. Tous les habitants du petit bourg fuirent à leur arrivée et n’y revinrent jamais plus. C’est ce qui mit fin à l’histoire de Beau-Brave. La seigneurie fut reprise plus tard par un jeune Normand du nom de Nicholas Vosail. On ne sait presque rien de lui, sinon qu’il y chassa les barbares avant d’aller rejoindre les armées Armaniacs, demeurées encore fidèle à la célèbre Jeanne d’Arc.

Votre château et vos terres devinrent ensuite la proie des voleurs et des vagabonds. Il fallut l’intervention de Jean Grosparmy, l’ancêtre de mon mari, pour mettre un terme au pillage des pierres du château qui n’était plus qu’un amas de ruines. Ce riche orfèvres en savait sans doute plus que quiconque sur les souterrains secrets de Beau-Brave puisqu’il acheta les mille hectares de terre qui entouraient l’ancienne seigneurie. C’est lui qui rédigea le manuscrit que détenait mon époux. Toutefois, Pierre ne m’a jamais mentionné l’existence de cette chapelle qui dissimulait le passage menant aux souterrains. Elle fut vraisemblablement rasée par les flammes au cours de l’attaque du château par Nicholas Vosail et ses hommes.

- Madame, lui demanda Fontaimé, Jean Grosparmy n’aurait laissé aucun titre de propriété sur Beau-Brave?

- Non, mon mari fit des recherches à ce sujet puisqu’il aurait pu revendiquer de pleins droits ces terres qui sont finalement passées entre les mains de différents spéculateurs. Malheureusement, la Révolution française donna lieu à toutes sortes d’abus, incluant celui de détruire des milliers de documents comme ceux qui concernent les titres qui vous intéressent. Tout ce que je connais sur la famille des Grosparmy, c’est qu’elle perdit sa fortune pendant la Révolution. Le château de Vieille-Terre faisait partie de ses biens, mais l’État en a hérité, faute d’argent pour l’entretenir. Pierre et moi, sommes, pour ainsi dire, devenus les derniers occupants temporaires de ce musée.

- C’est maigre comme information, gémit tristement Fontaimé.

- Je commence à croire que votre mari était plutôt jaloux en ce qui concerne le bourg de Beau-Brave, enchérit Mêléüs. Il vous a raconté uniquement ce qui ne risquait pas de compromettre ses recherches, n’est-ce pas?

- J’avoue que Pierre était avare de commentaires au sujet de ce manuscrit qu’il découvrit par hasard dans la boutique d’un antiquaire.

- Hum! Je doute fort que ce livre se soit retrouvé dans ses mains par hasard. S’il appartenait à l’un de ses ancêtres, il l’a sans doute découvert ici-même à Vieille-Terre.

- Dans ce foyer, par exemple?

- Peut-être bien, madame. Mais puis-je vous demander si vous avez vu personnellement ce fameux manuscrit?

- Mon mari a toujours refusé de me le montrer. Il le tenait enfermé à double tour dans le coffre-fort de son bureau.

- C’est vraiment étrange qu’il vous parle d’un manuscrit s’il n’avait pas l’intention de vous le montrer.

- Je pense que c’était uniquement pour justifier ses recherches, vous savez. Comme je vous l’ai dit, j’étais convaincu qu’il me mentait et donc, j’avoue n’avoir jamais insisté pour voir son manuscrit.

- Votre époux était un homme méfiant ou prudent en gardant pour lui le fruit de ses recherches. Cela nous oblige cependant à compter uniquement sur la chance pour retrouver les souterrains. Votre mari vous a-t-il déjà raconté quelque chose au sujet du foyer de ce salon? Je ne sais pas, par exemple, sur les symboles qui le ornaient jadis?

- Pas exactement, lui répondit la femme en réfléchissant. Toutefois, je me souviens parfaitement de l’artiste peintre qui l’examina à la loupe en se contentant de dire à Pierre que les symboles lui rappelait un autre foyer situé dans une grande demeure de pierres, sans toutefois préciser où celle-ci se trouvait exactement. Il disait qu’il y avait là, un foyer dont les boutons décoratifs étaient plus nombreux que ceux qui figurent sur la cheminée de Vieille-Terre. Je me souviens de l’avoir entendu expliquer à mon époux que son travail n’était pas de restaurer des vieux foyers, mais de faire des croquis de tous ces symboles vivants qui puisent leurs origines dans les temples anciens.

- Qui puisent leurs origines, se répéta Fontaimé en souriant. Comment n’y ais-je pas songé avant? Mais si voyons, on puise dans ces symboles du foyer un secret évident puisqu’il cache une source souterraine.

- Sacré-nom-d’un-chien, lui dit son jumeau en saisissant parfaitement son allusion. Bien sûr, ce foyer se trouve au-dessus d’une source comme un PUITS.

- Exactement cela, mon cher Mêléüs. Puisque la trappe de ce foyer refuse de s’ouvrir, il nous suffit de trouver un autre puits qui nous conduira fatalement aux souterrains que nous recherchons. Si tous les chemins mènent à Rome, tous les vieux puits de Flers doivent conduire à la même source.

- C’est facile, nous allons examiner tous les puits de la ville en espérant que l’un d’eux dissimule un passage donnant accès aux souterrains.

- Mais vous me paraissez fort optimistes, leur dit dame de Vicoque en souriant tristement. Je suis obligé de vous informer qu’il n’existe plus de puits à Flers, du moins j’en ai vu aucun d’indiqué sur les plans de la ville. Je le sais car mes amis du maquis s’en seraient servi pour s’y cacher pendant la guerre.

- Bon, qu’à cela ne tienne, lui répondit Mêléüs d’une voix déçue. Il doit sûrement exister un puits en dehors de Flers?

- En campagne? Peut-être bien, lui répondit la femme en souriant.

- Vous en connaissez quelques-uns?

- Un seul, à vrai dire. Pendant que je vous écoutais parler de puits, un souvenir d’enfance m’est revenu à l’esprit. J’étais très jeune mais je me souviens d’une auberge champêtre derrière laquelle se trouvait un fort joli puits orné de fleurs. Le problème est que je ne me rappelle plus de l’endroit exact, sinon que c’était près de la petite ville de Tinchebray.

- C’est magnifique!, s’exclama Fontaimé en lui souriant à pleines dents. Nous ferons donc une sorte de pèlerinage en laissant la providence guider nos pas.

- Oui mon frère, c’est tout ce qu’il faut pour nous dégourdir les jambes. De toute manière, il ne doit pas s’y trouver des centaines d’auberges dans ce coin-là.

- Je regrette de ne pouvoir me souvenir du nom de cette auberge, leur dit dame de Vicoque en soupirant. Cela nous aurait évité de devoir les visiter toutes.

- Madame, lui répondit Fontaimé en lui présentant son bras, cela nous est tout à fait agréable puisque nous pourrons ainsi profiter plus longtemps de votre charmante compagnie.

Mêléüs imita son jumeau en offrant également son bras à sa protectrice. Celle-ci trouva ses protégés fort galants et vraiment de bonne compagnie.

La ville de Tinchebray était située à l’ouest de Flers et à quelques vingt-deux kilomètres de Domfront. En sortant de Flers, nos trois voyageurs virent venir deux soldats dans leur direction, en tenant en laisse deux chiens dépisteurs. Fontaimé pressentit, tout comme Mêléüs d’ailleurs, que ces bêtes étaient attirées par leur odeur et celle de Bacchus. Celle-ci s’était collée à leur peau comme un parfum inodore pour les humains, mais sûrement pas pour des chiens.

- S’ils ont amené leurs chiens dans la cuisine du militaire, gémit Fontaimé, ces bêtes ne tarderont pas à retrouver la trace de Bacchus même s’il est invisible.

- Attendez, dit calmement la femme en fouillant dans son sac à main pour en sortir un flacon de parfum à l’odeur de rose. Elle en répandit une grande quantité sur ses protégés avant de leur demander de l’embrasser.

- Volontiers, lui dit Fontaimé avant de l’embrasser timidement.

- C’est à mon tour à présent, demanda Mêléüs avec empressement.

Gardant les yeux clos, dame de Vicoque se retourna vers lui et se fit embrasser aussitôt. Notre homme se montra même beaucoup plus entreprenant que son double. Alors, les deux soldats passèrent devant eux en secouant la tête d’un air amusé. Leurs chiens pressaient le pas pour fuir la forte odeur de rose qui irritait leur museau. Mêléüs fit semblant ne pas entendre son jumeau lorsque celui-ci lui dit d’une voix embarrassée :

- C’est parfait, ils sont passé d’un air pressé. Je pense que tu peux au moins me faire un signe de la main si tu m’as entendu, mon semblable!

En effet, dame Aurore et Mêléüs semblaient avoir les lèvres rivées ensemble, tellement que ce baiser prolongé finit par inquiéter Fontaimé.

- Et dire que c’est moi qui souhaitait profiter de ce baiser sportif! Tans pis, cela m’apprendra à être moins timide la prochaine fois. Oh là, vous allez manquer de souffle si vous continuez ainsi!

On ne sait vraiment pas si Fontaimé pouvait jalouser son jumeau puisque logiquement, il devait être lui-même dans un autre corps. Mais entre nous, notre homme ne croyait pas que son âme puisse se dédoubler de la sorte. Mêléüs lui ressemblait et connaissait même ses moindres pensées, mais de là à prétendre qu’il était son véritable double était impossible. Une âme peut vivre sur plusieurs plans d’existence, mais on ne peut avoir deux entités. Les âmes-sœurs existent et c’était le cas entre Fontaimé et Mêléüs. Si le contraire avait été vrai, Fontaimé aurait eu conscience d’avoir vécu à Alexandrie, même lorsqu’il vivait en Palestine à l’époque du Christ. Mais alors, qui était donc cet esprit qui s’amusait à se faire passer pour un autre Paichel?, semblait se demander notre homme en examinant son double.

Nos amis poursuivirent leur étrange pèlerinage à travers différentes routes de campagne et visitèrent deux auberges sans qu’elles puissent éveiller le moindre souvenir dans l’esprit d’Aurore. Ce n’est qu’à la tombée de la nuit que Fontaimé fut attiré par une affiche publicitaire, annonçant à quelques kilomètres de là, l’accueillante auberge du CHAT NOIR. Étrangement, le logo de cette pancarte éclairée montrait un chat noir, assis simplement dans un poêlon.

- Sacré-nom-d’un-chien, s’exclama celui-ci en fixant l’affiche d’un air souriant. On dirait bien que le concepteur de ce logo savait sûrement s’amuser avec les mots en dessinant un chat aux POILS LONGS.

- Je ne comprends pas très bien ce jeu de mots, lui dit la femme d’une voix étonnée.

- Mais si voyons, s’exclama Mêléüs en lui souriant tendrement. Au moyen âge, il était courant d’utiliser des symboles pour remplacer l’écriture. Un voyageur de cette époque aurait vite compris que le nom de cette auberge était celle du chat noir aux poils longs, puisque le poêlon n’est que la cabale phonétique du mot poil long.

- C’est amusant comme langue, lui répondit Aurore en lui souriant des yeux. Pourtant, je ne suis pas certaine que j’aimerais donner un tel nom à une auberge. Entre-nous, je ne vois pas du tout le lien entre un endroit pour se restaurer et un vulgaire chat noir aux poils longs. Peut-être y mange-t-on du chat rôti après tout!

- Je suis parfaitement de votre avis, lui dit Fontaimé d’un air enjoué. Si on n’y mange pas du chat, par exemple, il doit y avoir une bonne raison pour que le premier propriétaire de cette auberge tienne à tout prix à lui donner ce nom amusant. Il a subtilement indiqué l’endroit où se trouvait jadis le bourg de Beau-Brave.

- Vraiment, vous m’intriguez, lui répondit sa protectrice d’un air réservé.

- Vous verrez bien que j’ai raison, bonne dame, lorsque je vous fournirai la preuve que le propriétaire connaissait l’histoire de Beau-Brave. À l’époque où j’y vivais, il n’existait qu’un seul chat dans tout le village. Les enfants l’avaient surnommé “Poêlon ”, justement à cause de son long poil noir.

- Selon vous, nous serions donc sur l’ancien site de Beau-Brave?, demanda-t-elle avec empressement.

- J’en suis convaincu, chère madame.

Fontaimé vit alors la femme saisir tendrement la main de Mêléüs. Il n’en fit aucune remarque et préféra passer devant pour laisser croire à son jumeau qu’il voulait arriver avant lui à cette auberge. En réalité, il venait simplement de réaliser que quelque chose de bien ingrat et en même temps de merveilleux venait de se passer entre dame de Vicoque et son jumeau. Le sort voulut qu’elle en devienne amoureuse sans qu’on puisse en expliquer la raison.

Le chant des grillons remplissait l’air de la nuit comme des milliers de troubadours chantant les amours des éphémères. En effet, dame de Vicoque ignorait-elle que son amoureux attendait uniquement la découverte de la faille lumineuse de l’Intemporel pour retourner à Alexandrie? Mêléüs marchait lentement à ses côtés comme s’il espérait voir revenir son jumeau, tête basse, afin de lui apprendre qu’il n’y avait pas d’auberge dans les environs. Il faut avouer qu’il n’avait plus envie de quitter cette époque puisqu’il aimait également celle qui se serrait contre lui pour se réchauffer. Mais, à quelques lieues plus loin se dressait une vieille structure de pierres aux nombreuses fenêtres ornées de lucarnes. Sans s’y tromper, ce manoir était tout à fait le style d’une auberge. Fontaimé en fit le tour, suivit de loin par son jumeau. Puis, sans attendre, les voyageurs se dirigèrent vers un joli puits, situé derrière ce bâtiment. Non seulement Fontaimé était convaincu d’avoir découvert l’ancien passage autrefois situé sous l’église de Ste-Marie-des-Puys, mais vit à une trentaine de mètres plus loin, une petite tour, faite maladroitement en pierres des champs. Il comprit que cette ruine était celle de l’ancienne hutte de la veuve du seigneur Granollin. Puis, son coeur se serra en réalisant qu’on avait bâti un petit centre commercial sur une grande superficie de l’ancien cimetière de Beau-Brave. Mêléüs plaça sa main sur son épaule en lui disant tristement :

- Il fallait s’y attendre, Fontaimé.

- Je sais, mais c’est tout de même éprouvant de savoir que ce centre commercial se dresse aujourd’hui au-dessus de la tombe de ma bien-aimée Baichamelle.

En somme, une grande partie du cimetière avait été profané pour en faire un terrain commercial. Cela n’empêcha nullement les jumeaux de s’agenouiller pieusement devant la bâtisse afin de se recueillir sur la tombe disparut de Baichamelle de Beau-Brave. Puis, Fontaimé se redressa lentement pour essuyer ses larmes d’un revers de chemise. Mêléüs en fit autant avant de lui dire en soupirant :

- Au moins, nous sommes à Beau-Brave.

- Oui, j’avoue que ce n’était pas à Flers qu’il se trouvait, mais il n’en était pas tellement éloigné. À présent, il faut voir si on peut descendre dans ce puits. Il doit y être obstrué depuis le temps!

- Pas si mon mari s’en est servi pour se rendre aux souterrains, lui répondit la femme sans hésiter.

Sans perdre de temps, Fontaimé se défit de son sac à dos et le déposa sur le sol avant d’y prendre une longue corde, un pic et une lampe de poche. Son frère l’aida à fixer le câble autour d’une poutre ayant sans doute servi, jadis, à maintenir une poulie. L’alpiniste était prêt à s’aventurer dans la descente de ce long tunnel escarpé, mais l’arrivée de plusieurs voitures devant l’auberge, obligea nos amis à se cacher derrière le puits. Heureusement pour eux, personne ne remarqua leur présence et ces fêtards nocturne disparurent rapidement à l’intérieur du manoir. Le calme revenu, Fontaimé entreprit sa descente après avoir averti son jumeau qu’il se contenterait de tirer sur la corde s’il découvrait un passage au fond du trou. Dame de Vicoque se croisa les doigts en examinant l’habile Fontaimé s’enfoncer dans la profonde crevasse circulaire pour ne voir bientôt qu’une lueur atteindre le fond du puits. Elle dit à Mêléüs :

- Vous savez ce que j’éprouve en ce moment? S’il y a une ouverture dans ce puits, il se peut fort bien que mon mari en soit l’auteur. Si c’est le cas, Pierre est peut-être encore vivant après toutes ces années.

- Je comprends votre sentiment, se contenta de répondre son amoureux.

- Je ne saurai sans doute jamais si mon époux mène une autre vie, quelque part dans le temps ou s’il gît vraiment mort dans un coin sombre de ces souterrains.

- Vous savez Aurore, il se peut qu’il vive dans une autre époque. Une chose est toutefois certaine, c’est qu’il y terminera ses jours comme tout le monde. Je veux vous faire comprendre par cela que vous vous épuisez d’attendre un homme qui n’existe plus dans votre époque. C’est comme si vous attendiez le retour de quelqu’un qui n’est pas encore né, ou qui a déjà accompli sa vie dans un lointain passé. Vous ne trouvez pas que cette situation est quelque peu ridicule?

- Oui, mais s’il est mort sans avoir découvert le couloir de l’Intemporel, j’ai peur que vous le retrouviez quelque part dans ce souterrain. S’il est mort, je vais le pleurer, mais s’il est encore vivant, j’ignore dans quel état d’esprit il se trouve. On ne passe pas autant d’années dans un souterrain sans raison, n’est-ce pas?

La femme vit alors la corde bouger fortement. Fontaimé était au fond du puits et examinait un large trou pratiqué vraisemblablement par une pioche. Il s’engagea dans la faille pour aussitôt se retrouver sur les marches d’un long escalier en forme de spirale. Il sourit en réalisant qu’il était bel et bien arrivé dans le passage secret. Il retourna dans le puits pour examiner dame de Vicoque se faire descendre lentement dans le tunnel par une autre corde que tenait Mêléüs. Dès qu’elle fut à sa hauteur, Fontaimé la prit dans ses bras pour ensuite la déposer délicatement sur le sol. Son jumeau vint les rejoindre pour fixer le trou avec intérêt.

- Derrière, c’est l’escalier, dit Fontaimé en leur faisant signe de le suivre.

- Allons-y s’il le faut, lui répondit son double à faible voix.

Ils descendirent prudemment cet escalier en éclairant chaque marche recouverte de rats. Ceux-ci s’éloignèrent rapidement dès que Fontaimé se mit à siffler d’étranges sons ressemblant à des petits cris stridents. C’était un langage que les rongeurs comprirent sans difficulté et bientôt, on ne vit aucune bête dans l’escalier. Les jumeaux ne craignaient pas de voir celui-ci s’effondrer puisque les maîtres Atlantes l’avaient conçu pour résister des milliers d’années encore.

Nos amis arrivèrent finalement au coeur d’une immense grotte, faiblement éclairée par des néons perpétuels, simplement fixés au sommet de la voûte. Ces lumières étaient une autre invention atlante qui utilisait simplement l’air comme énergie. Dame de Vicoque fut vivement impressionnée par ces néons et surtout, par l’immensité de cette grotte aux allures de cathédrale gothique qui se divisait bientôt en douze galeries. C’était évidemment tout un art de savoir s’orienter dans celles-ci.

- Bon, il faudrait que je me rappelle le chemin que j’ai fait lorsque j’ai découvert le couloir de l’Intemporel. À deux, on devrait pouvoir s’en rappeler mon jumeau?

- Oui, je pense que c’est ce couloir-ci ou bien c’est celui qui se trouve derrière toi, mon Fontaimé.

- J’apprécie ton sens d’orientation mon cher Mêléüs. Sans vouloir te paraître déplaisant, je trouve que tu devrais me laisser choisir la route que nous emprunterons, en espérant qu’elle conduit vers le couloir lumineux.

Mêléüs acquiesça d’un signe de tête puisqu’il est vrai qu’il n’était vraiment pas pressé de retrouver ce couloir. Alors que Fontaimé tentait de deviner laquelle des galeries était la bonne, un faible aboiement se fit entendre dans l’une d’elle. Puis, celle-ci s’éclaira dès que se rapprocha le spectre lumineux de Fernand Picard. Celui-ci avait retrouvé Bacchus et le guidait vers la grotte.

- Ils sont là, s’écria joyeusement Mêléüs en sautillant sur place comme un jeune enfant, excité par le retour de son compagnon d’Alexandrie.

- Je ne les vois pas, dit la femme en souriant, mais j’entends parfaitement les aboiements de Bacchus.

En effet, la bête courait à présent dans la galerie pour déboucher rapidement dans la grotte. Elle manifesta sa joie en léchant son maître avant de lui dire en haletant :

- Oh, je descendais vite dans ce cours d’eau, mon maître! J’ai bien failli me noyer lorsque j’ai chuté dans un ravin rempli de bulles énormes. Je me suis évanoui pour ensuite me réveiller sur une table ronde, ressemblant à du verre transparent. Des hommes et des femmes me frottaient les pattes pour me réchauffer. Leurs costumes me rappelait ceux que portaient les grands-prêtres d’Alexandrie, alors que mon ancien maître fréquentait le temple de Sérapis. L’un des hommes m’indiqua ensuite la façon de sortir des souterrains après m’avoir attacher ce petit tube à ma patte.

L’esprit de Fernand Picard dit alors aux jumeaux :

- Bacchus ne ment pas. Je l’ai vu se faire sortir de l’eau par les gardiens des souterrains. Il ne faudrait pas le dire à dame de Vicoque, mais j’ai reconnu son mari parmi ces gens qui se donnent comme mission d’empêcher des intrus de se servir du couloir Intemporel. Ils ont longuement interrogé Bacchus avant d’accepter de lui attacher ce petit tube qui vous aidera à découvrir le couloir lumineux. Il semble bien que vous êtes autorisés à vous en servir puisque ces étranges gardiens prononcèrent votre nom et ceux d’autres missionnaires arkariens. Voilà, je peux à présent m’en retourner à Féerie puisque ma mission est terminée sur Terre. Avant de partir, j’aurais quelques mots à dire à Fontaimé.

- Bien entendu, lui répondit celui-ci en le suivant au fond de la grotte pour ne pas discuter devant dame de Vicoque.

- Que se passe-t-il entre Mêléüs et Aurore?, demanda le fantôme sans attendre.

- Je pense qu’ils s’aiment passionnément.

- Mais c’est une situation vraiment embarrassante puisque ton jumeau devra s’en retourner seul à Alexandrie.

- Oui, c’est pour cela que c’est moi qui prendrai sa place au moment voulu. Je sais bien que Mêléüs n’acceptera pas de me voir partir à sa place afin de lui laisser vivre son amour avec Aurore.

- Réfléchis à ce que tu vas faire car je ne suis pas convaincu que tes Maîtres de l’invisible désirent te voir quitter une époque qui t’était destinée. Je réalise parfaitement que c’est par esprit de sacrifice si tu agis ainsi afin de les laisser s’aimer. Toutefois, je le répète que tu dois y penser à deux fois avant de changer votre place.

Fernand lui fit un magnifique sourire complaisant avant de disparaître. Fontaimé retourna auprès de son jumeau qui tenait déjà le petit tube dans ses mains tout en l’examinant d’un air résigné.

- Voici donc mon passeport pour Alexandrie, s’exclama celui-ci.

- Mais ouvre-le voyons, lui demanda Fontaimé d’un air innocent.

- Tu sais, c’est inutile de l’ouvrir moi-même puisque c’est toi qui est le mieux placé pour me guider jusqu’au couloir.

- Je comprends ton sentiment, lui répondit son double en lui retirant l’objet des mains.

Fontaimé ouvrit le tube pour en sortir une sorte d’émetteur d’ondes qui, une fois dans sa main, se mit à émettre des sons étranges comme ceux produits par les baleines. Loin d’être étonné par cet étrange instrument, il le dirigea vers différentes galeries pour finalement l’immobiliser devant celle qu’il devait emprunter.

- L’appareil indique qu’il y a une forte aimantation dans ce tunnel, dit notre homme en souriant.

- Hé bien, mon Fontaimé, lui dit tristement son jumeau en dirigeant son regard vers celle qui lui tenait toujours la main, je pense que c’est le moment pour moi de retourner là-bas afin de savoir quelle était ma véritable destination.

- Je veux t’accompagner jusqu’au moment où des milliers d’années nous sépareront désormais l’un de l’autre, lui dit Aurore.

- Je ne sais pas si c’est prudent de nous accompagner dans cette galerie. Je t’aime Aurore, mais je ne peux te laisser m’accompagner aussi loin.

- Je t’en prie Mêléüs, c’est déjà si difficile pour moi d’accepter ton départ, laisse-moi au moins faire un petit bout de chemin en ta compagnie. Je t’aime trop pour accepter d’attendre ici le retour de Fontaimé.

Fontaimé baissa les yeux et marcha devant en compagnie de Bacchus, tandis que Mêléüs et Aurore suivaient derrière en se tenant par la main. Un étrange pressentiment pinça le coeur de Fontaimé, exactement comme lorsque quelque chose vous angoisse tout à coup. Il voulait faire le bonheur de son jumeau, mais il ne parvenait pas à croire qu’il puisse y avoir la moindre passion amoureuse dans les yeux de dame de Vicoque. Elle disait aimer Mêléüs et l’autre la croyait naïvement. Pourtant, comment pouvait-elle éprouver une si vive affection envers lui et non pour son jumeau? Pourquoi s’était-elle river les lèvres sur celles de Mêléüs comme pour choisir celui qu’elle décidait tout simplement d’aimer? Cette question martelait la cervelle de Fontaimé pour l’obliger à y répondre rapidement. Il comprit que la seule différence entre lui et son jumeau se trouvait dans leur itinéraire. En effet, l’un devait demeurer dans cette époque et l’autre allait devoir retourner dans le couloir Intemporel. Cette femme devait sans doute aimer souffrir les séparations pour s’être attaché à un homme qui était destiné à la quitter dans peu de temps. De plus en plus, Fontaimé doutait des véritables sentiments d’Aurore envers Mêléüs. À moins de vouloir elle-même emprunter ce couloir lumineux, son comportement n’avait aucun sens, tout comme celui de s’imaginer que son amoureux puisse accepter de l’amener avec lui. Avant d’aller plus loin, au risque de compromettre sa mission et celle de son jumeau, Fontaimé s’arrêta pour dire ainsi à Mêléüs étonné :

- Écoute Mêléüs, j’ai décidé de te remplacer lorsque tu devras t’en retourner à Alexandrie. Je ne vois pas pourquoi c’est toi qui devrait partir puisque moi, je n’ai rien qui puisse me retenir dans cette époque. Je trouverais ridicule de vous priver d’une belle expérience de vie commune.

- Il faudrait que je réfléchisse à la situation, mon généreux jumeau.

- Réfléchir?, lui demanda aussitôt dame de Vicoque d’une voix troublée.

- Écoutez-moi, vous deux, reprit Fontaimé d’une voix paternelle, je veux votre bonheur et par conséquent, je peux faire seul le reste du chemin si vous décidez de remonter en compagnie de Bacchus.

- Mais moi, gémit Aurore, je voulais voir ce maudit couloir qui emporta mon mari.

La pauvre femme éclata en sanglots pour ensuite crier à ses protégés, vraiment émus par sa douleur :

- Mon époux devait revenir bientôt, mais je suis persuadé qu’il s’est naïvement approché de cette faille monstrueuse pour ensuite se retrouver quelque part dans le temps.

- Je vous jure, madame, que votre époux n’a jamais été assez naïf pour ignorer la force d’attraction de ce couloir, lui dit calmement Fontaimé.

- Qu’en savez-vous? Prétendez-vous que Pierre m’aurait volontiers abandonné avec ma fille sans cela?

- Mais pourquoi dites-vous qu’il vous aurait abandonné? Avez-vous abandonné vous-même votre époux lorsque votre coeur vous poussa à protéger les maquisards pendant la guerre? Est-ce plutôt le destin qui plaça ces gens sur votre route? Madame, il existe des êtres qui découvrent un jour ou l’autre leur véritable mission sur Terre et qui doivent ensuite sacrifier tout ce qu’ils possèdent de plus précieux pour mener à bien, ce à quoi ils étaient destinés. Normalement, cela se fait progressivement comme dans le cas de votre mari qui découvrit peu à peu des secrets qu’il devait absolument protéger contre des terroristes. Pouvez-vous imaginer la puissance qu’aurait une poignée d’êtres malfaisants s’ils pouvaient voyager dans toutes les époques afin d’y manipuler les événements à leur avantage? Croyez-vous qu’un homme noble de coeur voudrait faire semblant d’ignorer qu’il existe des milliards de gens qui pourraient simplement disparaître de l’histoire du monde si ce couloir devenait l’arme des fanatiques et des dictateurs? Non madame, votre mari n’avait pas le droit de permettre à de tels individus d’utiliser cette faille lumineuse qu’il découvrit sans doute avec d’autres amis de l’humanité. Vous me dites qu’il n’avait pas le droit de vous abandonner, mais pouvait-il, selon vous, agir autrement?

Les jumeaux comprirent à cet instant les véritables intentions de cette pauvre femme qui voulait tant retrouver son époux, qu’elle était prête à se jeter dans le couloir Intemporel pour aller le retrouver. Elle se disait naïvement que celui-ci la conduirait à la même époque que lui. C’était évidemment insensé et surtout inutile puisque son mari vivait toujours dans les souterrains. Mais comment lui expliquer qu’elle perdait son temps à rechercher un homme qui devait s’abstenir de la revoir pour des raisons sécuritaires? En effet, Pierre Grosparmy devait passer pour mort afin d’empêcher des terroristes de s’intéresser à ses découvertes. Il aurait bien aimé confier ses secrets à son épouse pour qu’elle accepte ensuite de le suivre dans les souterrains. Mais voilà, dame de Vicoque n’était pas le genre de femme à vivre cloîtrée dans la terre. Elle était fort courageuse, bonne, généreuse et surtout, de la trempe de ceux et celles qui préfèrent mener des combats dans le monde. On n’a qu’a songer à son implication comme l’une des têtes dirigeantes d’un vaste réseau de la Résistance pour comprendre facilement que sa place n’était pas du tout auprès de son mari et du groupe qu’il dirigeait, mais à l’extérieur afin de mener sa lutte dans le monde. Par conséquent, il était préférable de ne pas lui révéler la présence de celui qu’elle refuserait ensuite de quitter sans se promettre en elle-même de venir lui tenir compagnie régulièrement. C’était là le danger puisqu’elle finirait par attirer l’attention de ceux que son mari ne tenait surtout pas à voir s’introduire dans les souterrains.

- Madame, dit Mêléüs qui avait été trompé par de faux sentiments, il vaudrait peut-être mieux vous en retourner avec Fontaimé puisque c’est moi qui doit quitter cette époque pour me rendre, à présent, là où je devrais être sans doute.

- Je te comprends, lui dit Fontaimé en lui remettant l’émetteur d’ondes. Je pense que dame de Vicoque mérite notre compassion.

- C’est dommage puisque je vous aime d’amour, dit Mêléüs en fixant le regard égaré d’Aurore.

La femme fit semblant de s’en retourner lentement vers l’escalier, mais revint d’un geste rapide se frayer un chemin entre les jumeaux. Elle se mit à courir dans la galerie après avoir arracher l’émetteur à Mêléüs.

- Non madame, ne faites pas ça, lui cria aussitôt celui-ci en s’élançant à sa poursuite.

- Vite Bacchus, il faut l’empêcher d’atteindre le couloir, cria Fontaimé à la brave bête qui comprit parfaitement son ordre.

Dame de Vicoque disparut au fond de la galerie en laissant ses poursuivants dans le noir. Bacchus finit tout de même par la rejoindre en se fiant strictement à son odorat. Il la talonna de près jusqu’au moment où la pauvre femme arriva fatalement en face d’un étrange rayon lumineux, dès qu’elle changea de galerie. Une faible bruine verdâtre se dressait comme un mur protecteur entre elle et le rayon fantastique, mais Bacchus qui croyait bien faire, sauta sur la femme pour la forcer à s’étendre sur le sol. L’animal y parvint facilement, mais son bond lui fit traverser malgré lui ce rideau brumeux pour se faire aussitôt attirer vers l’immense spirale qui occupait le fond de la profonde galerie en forme de cône. Dame de Vicoque se releva difficilement et sans attendre, traversa sans hésiter ce nuage verdâtre. Comme Bacchus, un puissant aimant l’obligea à poursuivre sa route vers le couloir Intemporel. Mêléüs lui cria aussitôt de s’arrêter, même s’il savait parfaitement qu’elle ne pouvait à présent revenir en arrière. La femme souriait en fixant l’immense anneau jusqu’au moment où elle vit au coeur de celui-ci se présenter une étrange région peuplée de dinosaures. C’était là que le mouvement giratoire de la spirale venait de se fixer pour un certain temps. Bacchus y fut projeté comme une plume d’oiseau qui voltigeait dans un courant d’air. Il fut rapidement suivit par la pauvre Aurore qui criait d’effroi. Mêléüs fonça tête première dans ce rideau protecteur pour suivre le même chemin que les autres. Fontaimé entendit alors des grognements et autres sons produits par des animaux de la préhistoire dès qu’il arriva devant le rideau verdâtre. Il comprit que son jumeau, Aurore et Bacchus vivaient à présent à l’époque des dinosaures.

Le pauvre Fontaimé se retrouvait seul à présent et préféra remonter le long escalier en se disant en lui-même que dame de Vicoque n’était pas seule pour tenter de survivre à l’époque des monstres préhistoriques. Il se mit à sourire en se disant à haute voix :

- Je me demande s’il existait des humains à cette époque, sans quoi, Mêléüs et Aurore en seront les premiers spécimens. Je serai donc le seul à connaître personnellement le premier homme et première femme de l’humanité qu’on désignera un jour par Adam et Ève!

Le missionnaire sortit des souterrains et disparut à son tour, quelque part en Europe. Il avait des missions à accomplir, mais comme d’habitude, ses Maîtres de l’invisible se contentaient de guider ses pas sans lui fournir la moindre indication sur le contenu de celles-ci. C’est ainsi qu’il quitta la Normandie sans savoir ce que lui réservaient les quatre-vingt-quatre années à venir.

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